La Transgenèse.

Nous donnons ici quelques extraits significatifs d'un livre de Jeremy Rifkin : "Le Siècle biotech", publié en 1998. On y verra sous quel visage se présente le "Progrès"...

 

 

Certains diront que l’histoire nous montre que, dès le début du néolithique, à savoir dès qu’il s’est lancé dans l’agriculture, l’homme s’est préoccupé d’améliorer en quantité comme en qualité la production des ressources biologiques. De ce point de vue, on peut se demander si le génie génétique ne se caractérise pas par une différence de degré, et non de nature, dans notre façon de comprendre et d’organiser nos relations avec le monde du vivant. Pourtant, si les motivations qui animent le génie génétique sont aussi vieilles que l’humanité, cette technologie en elle-même constitue une nouveauté sur le plan qualitatif. Pour comprendre la raison de cette distinction, nous devons mesurer la distance qui sépare le génie génétique de nos pratiques ancestrales de bricolage des organismes biologiques.SourisNuOreille01.jpg

Voilà plus de dix mille ans que nous domestiquons, élevons et hybridons des végétaux et des animaux. La longue histoire de ces pratiques est marquée par les limitations dues aux contraintes naturelles qu’imposent les frontières biologiques entre les espèces. La nature nous a laissé franchir ces frontières dans de rares cas, mais nos incursions sont toujours restées étroitement limitées. Les hybrides animaux (les mulets, par exemple) sont en général stériles ; quant aux hybrides végétaux, ils ne se reproduisent pas à l’identique. (…)

 Le génie génétique, en revanche, se rit de ce type de contraintes. Cette nouvelle technologie permet d’effectuer la manipulation non pas à l’échelle de l’espèce, mais à l’échelle du gène. L’unité sur laquelle on travaille n’est plus l’organisme, mais le gène. Cela entraîne des conséquences énormes et de très longue portée.

 D’abord, la notion même d’espèce en tant qu’entité séparée et identifiable, unique en son genre, devient un anachronisme dès lors que nous pouvons recombiner des traits génétiques en franchissant les barrières qui interdisaient l’accouplement naturel. Trois exemples peuvent nous faire comprendre ce changement spectaculaire dans notre relation avec la nature.

 En 1983, Ralph Brinster, de la faculté de médecine vétérinaire de Pensylvanie, inséra le gène de l’hormone de croissance humaine dans des embryons de souris. Ces souris exprimèrent le gène humain et se mirent à croître deux fois plus et deux fois plus vite que les souris normales. Ces « super souris », comme les avait surnommées la presse, ont ensuite transmis à leurs descendants le gène provoquant la sécrétion de l’hormone de croissance humaine. Il existe donc une souche de souris qui, génération après génération, exprime les gènes de croissance de l’homme. Des gènes humains ont été intégrés de façon définitive dans le capital génétique de ces animaux.

 Un exploit analogue a été réalisé en Grande-Bretagne au début de 1984. Des chercheurs sont parvenus à fusionner des cellules d’embryons de chèvre et de mouton et ont fait porter le résultat à une mère de substitution, qui a donné le jour à une chimère chèvre-mouton : il s’agit du premier exemple d’hybridation de deux animaux complètement différents. Manipulation-genetique.jpg

 En 1986, des scientifiques ont prélevé sur une luciole le gène qui provoque chez cet animal l’émission d’un signal lumineux et l’ont inséré dans le code génétique d’un plan de tabac. Les feuilles de ce dernier se sont mises à briller.(…)

 Grâce au génie génétique, les chercheurs mettent au point des « super animaux » permettant d’améliore la production alimentaire. Ils créent également des animaux transgéniques pouvant servir d’usine chimique, c’est-à-dire produire des médicaments et être utilisés comme « donneurs » d’organes pour des greffes sur l’homme. A l’université d’Adelaïde, en Australie, des scientifiques ont mis au point une nouvelle race de porcs par modification génétique ; ces animaux ont un rendement de 30% supérieur aux cochons normaux, et peuvent être mis sur le marché sept semaines plus tôt. L’Australian Commonwealth Scientific and Industrial Organization a produit par génie génétique un mouton qui grandit 30% plus vite que les autres et on est en train de lui greffer de gènes qui devraient faire pousser sa laine plus vite.

 A l’Université du Wisconsin, des chercheurs ont modifié les gènes des dindes couveuses pour améliorer leur productivité. Les dindes qui couvent pondent 25% à 30% moins d’œufs que les autres. Comme elles constituent 20% d’un cheptel normal, les chercheurs désiraient étouffer cette forme de l’instinct maternel car « la couvaison perturbe la production et coûte au producteur beaucoup d’argent ». En bloquant le gène qui produit la prolactine, les biologistes réussirent à limiter l’instinct naturel de couvaison chez ces dindes. Modifiées grâce au génie génétique, ces dernières ne font plus preuve du moindre instinct maternel. En revanche, elles pondent davantage.(…)

Il est probable que l’on parviendra d’ici cinq à dix ans à programmer des modifications génétiques sur mesure chez un enfant, en intervenant soit sur les gamètes avant la conception, soit sur les cellules de l’embryon juste après la conception, soit pendant le développement du fœtus. On est en train de bouleverser complètement la reproduction et la conception de l’homme grâce à de multiples innovations dans le domaine des techniques de reproduction, dont la congélation et le stockage à long terme du sperme, des ovules fécondés et des embryons, les techniques de fécondation in vitro, les transplantations d’embryons et les mères porteuses. La manipulation artificielle de l’enfant à naître devient plus facile. (…)

 Il y a d’autres façons de déterminer la destinée génétique d’un être humain avant sa naissance, comme la création de matrices artificielles : « L’utérus, expliquait feu Joseph Fletcher, professeur d’éthique médicale à l’école de médecine de l’Université de Virginie, est un endroit obscur et dangereux, un environnement précaire. Il serait souhaitable que nos futurs enfants puissent se développer dans un milieu surveillé et protecteur. » Les scientifiques ont déjà réduit de neuf à moins de six mois le temps pendant lequel le petit être a besoin de rester dans le giron de sa mère. Par ailleurs, de plus en plus d’enfants commencent leur existence sous forme de cellules embryonnaires  dans des boîtes de Pétri où ces cellules se divisent et se développent avant implantation dans l’utérus de leur mère ou d’une mère porteuse. De nombreux chercheurs spécialisés dans ce domaine nouveau qu’est la biologie moléculaire du fœtus estiment que le développement du fœtus dans une matrice totalement artificielle garantirait à celui-ci un environnement beaucoup plus fiable et permettant d’effectuer plus facilement des corrections et des modifications génétiques.(…)

Il est au moins un chercheur pour se déclarer en mesure, dès les premières années du prochain siècle, de développer des clones humains dépourvus de tête dans des matrices artificielles afin de les utiliser comme réserve de pièces détachées disponibles pendant la durée de vie de l’individu dont les cellules ont été clonées. En effet, en octobre 1997, Jonathan Slack, professeur de biologie du développement à l’université de Bath, en Grande-Bretagne, annonça que son équipe était en mesure, par manipulation de certains gènes de l’embryon du crapaud, d’inhiber le développement de la tête, du tronc et de la queue du têtard. Le résultat de cette expérience éta  it un crapaud bien vivant, mais sans tête. D’après Slack, les mêmes gènes remplissent les mêmes fonctions chez le crapaud et chez l’homme il envisage donc la possibilité de développer des organes humains dans des matrices artificielles en verre.(…)

Le transgénéticien soutient que tous les êtres vivants sont réductibles à leur matériau biologique de base, l’ADN, lequel peut être extrait, manipulé, recombiné et programmé selon un nombre infini de permutations grâce à une série de techniques de laboratoire perfectionnées. En façonnant cette matière première biologique, le transgénéticien peut créer des « imitations » des organismes biologiques existants qui, à ses yeux, seront d’une nature supérieure aux originaux qu’il copie.

L’objectif final du transgénéticien est de concevoir un organisme parfait. Cet état, qui équivaut à l’or des alchimistes, correspond à un état d’efficacité optimale. La nature n’est pour lui qu’un ordre hiérarchique de systèmes vivants dotés d’une efficacité croissante. Le transgénéticien est l’ingénieur par excellence : il a pour tâche « d’accélérer » le processus naturel de l’évolution en programmant des créations nouvelles qu’il considère comme plus « efficaces » que celles qui existent à l’état naturel.

La transgénèse est tout à la fois une philosophie et un processus. Elle combine perception de la nature et action transformatrice. Il s’agit là d’une révolution de la pensée d’une envergure comparable à la révolution technologique en cours. (…)

Les avantages à court terme de cette extraordinaire mutation sont séduisants. Chaque jour ou presque, la communauté scientifique, les entreprises et les institutions gouvernementales nous inondent d’un flot de rapports nous vantant les bienfaits que la révolution biotechnologique apportera à la société. Notre récent pouvoir de manipuler le code génétique de la vie nous ouvre des horizons nouveaux et des possibilités presque infinies. Rien d’étonnant à ce que l’âge des biotechnologies soit présenté comme un gigantesque bond en avant pour l’humanité. Les chercheurs, les dirigeants politiques et les porte-parole des grandes entreprises chantent les vertus de ces nouvelles technologies avec un tel enthousiasme que même les plus sceptiques risquent d’être emportés par l’excitation du moment.

Mais s’il y a bien une leçon à tirer de l’histoire, c’est bien l’idée que toute révolution technologique présente des avantages et des inconvénients. Plus une technologie se montre efficace dans l’expropriation et le contrôle des forces de la nature, plus le prix à payer en termes de perturbation et de destruction des systèmes écologiques et sociaux est élevé. Il suffit d’évoquer nos expériences les plus récentes en matière d’énergie nucléaire et pétrochimique pour constater la validité de cette vérité immémoriale. Il est donc passablement inquiétant d’entendre nos scientifiques, nos capitaines d’industrie et nos dirigeants politiques se faire les thuriféraires des prodiges que nous réserve le siècle des biotechnologies. Un zèle aussi acritique ne peut s’expliquer que par l’oubli des leçons de l’histoire ou par les exigences d’une propagande intéressée.

 

                                                                  Jeremy Rifkin ; Le Siècle biotech, 1998.

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